J'aime être ailleurs le lundi. Un des privilèges de mon métier où les jours de la semaine peuvent s'intervertir à leur guise. Me voici donc en chemin vers le Nord, pour atteindre après quelques heures de route
la Madelaine-sous-Montreuil et le petit paradis de verdure d'Alexandre Gauthier,
La Grenouillère. Cette ancienne auberge familiale du XVIe siècle installée au cœur des marais et à deux pas de la mer a conservé tout son charme, se parant d'une nouvelle jeunesse avec une salle de restaurant sobre et stylée, baignée de lumière, ouverte sur le jardin alentour, la cuisine en toile de fond. Une maison de métal, de verre et de cuir qui s'inscrit en parfaite symbiose dans le paysage comme une ode à la Nature.
J'avais découvert le monde de La Grenouillère hors contexte, lors d'un dîner confidentiel à la bougie dans un cadre parisien féérique, et flirté avec une raviole pourpre au cœur jaune dont je rêve encore. Ce lundi, c'est une raviole jaune qui a bouleversé mes sens. Car celle-ci – comme le reste – évolue avec le temps : les menus de La Grenouillère sont rythmés par les saisons, et élaborés à partir des produits du "territoire" d'Alexandre qu'il revisite, composés de petites créations dont il serait le chef d'orchestre. Le geste est définitivement expérimental tout en restant précis et affirmé, et laisse une place royale aux textures.
Quand je pense à la cuisine d'Alexandre, ce sont davantage des sensations et des frissons qui me reviennent… des souvenirs de moments d'extase. Elle interpelle tous nos sens et les tient en alerte sur la durée du repas. Je serais bien incapable de décrire précisément les nombreux plats goûtés, tant ils sont complexes et subtils, malgré une apparente simplicité. Fraîcheur et étonnement sont de mise à chaque bouchée, créant une émotion fulgurante. Ici on sublime le végétal présent tant dans l'assiette que dans le restaurant, sorte de serre entourée de verdure ; on vit des instants furtifs et on jouit d'éclats de saveur comme on en rencontre rarement.
Quelques mots sont jetés sur le menu froissé imprimé sur une feuille de papier bible, au milieu de phrases manuscrites à l'encre en pattes de mouche. Le ton est donné : délicat et personnel. Rouleau de bar… asperges blanches, cabillaud, colza… veau, ail des ours, petits pois… poire… fraise, pomme de terre… rhubarbe, liseron… la curiosité s'éveille et l'on se laisse guider et surprendre au gré des services pour quelques heures où le temps n'aura plus de prise.
Ce déjeuner fut d'autant plus exceptionnel qu'il était suivi d'un spectacle de la Compagnie
2 Rien Merci,
Gramoulinophone, mêlant art de la rue et du cirque. "Après
Moulin Cabot en 2004,
Gramoulinophone (2007) est le second volet d’une Trilogie d’entresorts forains qui louche vers la piste, complétée par
Moulinoscope en 2010". Un spectacle déjanté, tendre et cocasse présenté sous un petit chapiteau monté spécialement pour quelques jours. Un régal.
Ce lundi fut un merveilleux voyage au travers d'une cuisine élégante, singulière et audacieuse. L'opportunité de vivre un moment d'exception, de découvrir la cuisine autrement. Car aller à La Grenouillère, c'est pénétrer dans un univers à part entière, avec un cadre et une philosophie de vie qui lui sont propres. Je vous conseille vivement le magnifique livre 'Alexandre Gauthier, cuisinier. La Grenouillère' pour s'imprégner davantage du milieu atypique et de la personnalité de ce chef au talent hors normes. En voici un infime extrait : "Chaque plat est conçu pour être dégusté en trois ou quatre bouchées. La première est l'explosion du goût, la surprise ; la deuxième permet d'analyser un peu mieux ce qui est goûté. La troisième est dans l'explication ou la compréhension du plat tandis que la quatrième est déjà de la gourmandise et présente moins d'intérêt."
Je suis ressortie de La Grenouillère heureuse, inspirée et quelque peu étourdie.
La grenouillère, rue de la Grenouillère, 62170 La Madelaine-sous-Montreuil
(le restaurant est ouvert au déjeuner du vendredi au dimanche et au dîner du jeudi au lundi)